Bruit Blanc
« La puissance d’une image n’est pas proportionnelle à son inscription dans le registre des beaux-arts »1. C’est en ces termes que Georges Didi-Huberman s’exprimait en 2014 au sujet des choix récents de son travail critique.
Les artistes de l’exposition Bruit Blanc sont réunis sous le double dénominateur commun du dessin et de la musique. Les deux domaines se trouvent ici entremêlés, si bien que, parfois, l’oeuvre graphique qu’ils développent échappe justement à la classification des beaux-arts.
C’est d’une interprétation assez large du dessin dont il s’agit ici. Considérons par exemple les dessins de Jean-Luc Verna : des corps en scène inspirés à la fois par la culture rock et Félicien Rops exécutés à la manière d’un maître. En contraste, nous avons ailleurs une forme de primitivisme régressif avec Jean-Louis Costes, qui témoigne
d’une immédiateté que le dessin restitue vraisemblablement mieux que les autres pratiques. Ici le trait se fait rude et les couleurs sont criardes, non sans provocation.
Cet univers primitif se retrouve encore chez plusieurs artistes de l’exposition issus de l’illustration. Les dessins de Jim Sanders, immédiatement reconnaissables, se nourrissent des intérêts de leur auteur pour l’art brut et la théâtralité. On retrouve la même énergie sauvage chez Arrington de Dionyso. Le travail du Norvégien Sindre Foss Skancke tend même vers le morbide, sans doute sous l’influence du black metal scandinave qu’il affectionne. Mais à ce caractère primitif répondent des univers plus intérieurs, à la manière de Fanny Michaëlis, connue pour ses illustrations dans les ouvrages comme Le Lait noir ou Avant mon père aussi était un enfant. C’est encore le cas de Xavier Mussat.
L’oeuvre du Japonais Tetsunori Tawaraya, quant à lui, s’inscrit dans l’esthétique des fanzines contemporains, marquée à part égale par la science-fiction et un certain animisme.
D’autres encore correspondent mieux à la catégorie usuelle des beaux-arts. Les dessins de l’Écossais David Shrigley n’ont rien de sauvage. Son oeuvre graphique revêt la même simplicité que ses sculptures destinées à l’espace public. Les compositions de Rainier Lericolais et les collages de Julien Langendorff épousent des codes de l’art contemporain. C’est aussi le cas de Mathieu Weiler, lequel revisite volontiers l’histoire de l’art.
C’est aussi la pratique musicale qui relie les artistes de l’exposition, qu’il s’agisse de pop, de punk, de musique électronique ou expérimentale. Là encore, Bruit Blanc permet la rencontre de cultures très différentes. Mais c’est sur ce terrain que I Apologize de Jean-Luc Verna rejoint les prestations scéniques provocatrices de Costes. Leurs représentations live deviennent des performances au sens où on l’entend dans le champ de l’art. C’est dans le champ de la musique que se rejoignent le rock expérimental de Old Time Relijun d’Arrington de Dionyso et la musique de Rainier Lericolais. Et chaque fois, l’oeuvre graphique entre en cohérence avec la production musicale.
Ainsi, la musique de Fanny Michaëlis à travers Fatherkid est complémentaire de son univers pictural, la pop de David Shrigley coïncide avec la simplicité qu’il déploie en tant qu’artiste. Parfois, la musique est une passion secrète. D’autres fois, c’est une carrière qui se constitue en parallèle. Mais au fond, peu importe. Le statut de ces matériaux, qu’ils soient grattés sur papier ou produits sur scène, n’est pas déterminant.
Si la remarque de Didi-Huberman est pertinente, c’est que la classification des beaux-arts n’est peut-être plus opérante aujourd’hui. À l’aube du xxe siècle, les avant-gardes avaient tenté de briser ces classifications en termes de pratique. L’art conceptuel et Fluxus se sont ensuite attaqués aux institutions dédiées et au marché de l’art. Si les marchés sont restés très cloisonnés, les cultures rock pourraient avoir sonné le glas de ce que l’on appelait jadis les beaux-arts. Le rock arrive au moment de la commercialisation du disque vinyle et il constitue d’emblée une culture à part entière, à la manière d’une religion adolescente. Depuis le début des années 1960, les artistes se sont intéressés à cette nouvelle donne, soit en y puisant leur inspiration, soit parce qu’ils ont eux-mêmes appartenu à l’une ou l’autre de ces « meutes » avant de devenir artistes. Dans ce cas précis, ils en restitueront les codes. Il y avait des familles d’artistes organisés au gré des courants esthétiques, désormais il y a des familles dont les affinités communes pour des cultures musicales précises génèrent une certaine cohésion. On sait à quel point la musique a façonné l’oeuvre d’artistes tels que Mike Kelley ou Steven Parrino. Plusieurs artistes ont directement émergé de la culture rock, à l’instar de Raymond Pettibon à travers Black Flag et le label SST. Il en va de même aujourd’hui pour le metal ou les musiques électroniques. Carsten Nicolai mène depuis des décennies une double carrière dans l’art et dans la musique sous le pseudonyme Alva Noto.
C’est très postmoderne. Dans un contexte où l’art contemporain est devenu un genre plutôt qu’un rapport à l’histoire, les imbrications entre l’art, la musique, la mode et l’illustration prennent un sens tout particulier. Les affinités sont devenues des enjeux, et les collaborations en tout genre ont affecté les écosystèmes propres aux différents domaines. Un musicien peut exposer en galerie ou animer une émission télé dédiée à la gastronomie sans que ces associations semblent contre nature. Il en va de même pour les artistes qui enregistrent des disques. Des labels en ont fait une spécialité, mais le carcan apparaissait encore trop lourd ; c’est désormais sur les scènes spécifiquement dédiées à la musique que se produisent les artistes visuels. La tentation était trop forte.
De manière très habile, l’exposition Bruit Blanc à l’espace Topographie de l’art témoigne de ce changement. Elle explore au-delà des classifications.
Le titre lui-même prend un sens tout particulier : si le bruit fait référence aux décibels qu’envoient les artistes réunis pour l’occasion, le blanc peut aussi être interprété comme la tonalité obtenue par la totalité du spectre lumineux, à savoir la diversité des genres et des cultures.
Jérôme Lefèvre
1. Georges Didi-Huberman : « Regarder n’est pas une compétence, c’est une expérience », entretien paru dans Les Inrocks en 2014, propos recueillis par Jean-Max Colard, Claire Moulène et Jean-Marie Durand.
*Georges Didi-Huberman : Regarder n’est pas une compétence, c’est une expérience, entretien paru dans Les Inrocks en 2014, propos recueillis par Jean-Max Colard, Claire Moulène et Jean-Marie Durand.