« ... et tous les hommes, tous les objets, le soleil et la lune – ne sont rien d’autre qu’une projection de mon esprit... »
Vittorio Santoro, L’ombra e il sogno
« L’architecture, c’est pour émouvoir. L’émotion architecturale, c’est quand l’œuvre sonne en vous au diapason d’un univers dont nous subissons, reconnaissons et admirons les lois. »
Le Corbusier, Vers une architecture
Au commencement était la fascination pour les chantiers de réfection : cette fascination émana du vif intérêt pour ce qui est chaotique en apparence, mais qui néanmoins obéit à un système secret, et du conglomérat poétique des matériaux, de leurs structures multiples et de leurs couleurs.
Au cours des années soixante-dix, Vera Röhm prend les premières photos de ces étaiements.
Elle découvre alors le quartier du Marais situé dans le centre historique de Paris, dont la restauration vient juste de débuter. Toutes les façades, à cette époque, sont en effet cachées par un réseau d’énormes contreforts en bois. Ce n’est qu’à de rares endroits qu’apparaît, ici et là, le fragment d’un volet clos, d’un intrados fissuré ou d’un mur au crépi écaillé derrière l’enchevêtrement de poutres grossièrement assemblées. Or le chaos de ces Stützwerke, paraissant à première vue labyrinthique, répond à une logique interne : les lois de la statique déterminent la disposition des étais, des croisillons grossièrement taillés et des moises.
Pour Vera Röhm, à cette époque-là, l’appareil photo fait office de carnet d’esquisses.
S’agit-il du plaisir de l’investigation, de la recherche de traces, d’une sorte d’état des lieux archéologique ? L’intérêt pour l’expérience génératrice de formes est-il décisif, ou bien un phénomène d’ordre documentaire, qui comporte toujours en lui l’élément d’autoréférence dans le temps et l’espace ? « L’espace et le rythme m’ont intéressée, affirme Vera Röhm aujourd’hui de manière laconique, je suis partie d’un “objet trouvé” constructif. »
Certains détails de ses prises de vue ont été agrandis et fixés sur des toiles photographiques.
Cette focalisation change les formes aériennes de ces Stützwerke en monuments archaïques, en noir et blanc.
La madrure du bois et les clous en métal qui y sont plantés font ressortir dès lors une composante tactile surdimensionnée, que l’on voudrait explorer par le toucher. Sur un plan formel, les Stützwerke rappellent d’abord les étranges rajouts d’édifices de Tadashi Kawamata, ou encore l’architecture déconstructiviste de Coop Himmelblau ; cependant, l’objet en apparence concret se transforme, dans la photographie, en un pictogramme bizarrement détaché du lieu et de l’espace.
Tous ces travaux des années soixante-dix n’ont pas été exploités pendant longtemps, car Vera Röhm s’est consacrée en priorité à son œuvre sculpturale, les Ergänzungen. En 1990 seulement – l’année où les toiles photographiques des débuts sont pour la première fois exposées par Karin Fesel, à Düsseldorf, et par Karin Friebe, à Mannheim –, elle reprend le cycle des Stützwerke. On assiste alors à la naissance de travaux dans lesquels Vera Röhm abroge les règles statiques encore nettement visibles dans la photographie par des interventions ciblées au sein même de la structure de l’image. Elle sonde la construction spatiale rythmique pour déterminer des zones géométriques, qu’elle marque par la couleur. Des carrés cernés de blanc, un triangle uniformément rempli de noir, une barre lumineuse qui traverse tout le champ pictural, autant de formes élémentaires qui constituent l’image, par lesquelles elle parvient à créer une sorte d’ambivalence, faite de charme et de calme, à l’instar de Goethe. Traitées de manière presque homogène à l’acrylique ou à l’huile, les aplats de rouge dominant, de jaune fluo provocateur ou de bleu vif font écho aux champs énergétiques pleins de tensions typiques de l’art concret, qui, par perception subjective, fait participer le spectateur au processus créatif.
La forme géométrique est, d’une part, susceptible de freiner le regard, et, dans le rejet ainsi provoqué, de verrouiller hermétiquement l’événement pictural ; dans ce cas, les Stützwerke deviennent un système de signes codés fait de clair et d’obscur. D’autre part, l’œil est dirigé par la surface colorée géométrique vers les zones profondes du tableau, structurées diversement, dans lesquelles s’ouvre dès lors une succession de petites « cellules d’images » toujours renouvelées, à la manière des Carceri du Piranèse – lieux de transition, constitués d’ombres fugitives dans une lumière changeante. Il arrive aussi que les figures géométriques colorées apparaissent comme des fenêtres qui, magiques, attirent le regard vers les profondeurs de ce réseau labyrinthique. L’élément transitoire de la réfraction est omniprésent dans les travaux de Vera Röhm, chargés de tension et néanmoins méditatifs. En même temps, le traitement sériel des Stützwerke révèle une polyvalence sémantique.
Ce qui parfois donne l’impression d’un travail de recherche minutieux – cette exploration de mondes intermédiaires entre réalité et fiction, ce jeu sensible de la lumière, de l’ombre et des gradations, le fait de compléter et de condenser un système donné – n’est rien d’autre que l’évidence de « penser et sentir en formes et couleurs » (Matthias Bleyl), dédiée à des instants de perception émotionnels, « dans le[s]quel[s] le jeu plastique est symphonique“ . (Le Corbusier).
Karin Leydecker 1994/200