PRESENCE CONSTRUITE
L’exposition « Présence Construite » s’inscrit dans la filiation d’expositions abordant une thématique architecturale chère à Topographie de l’Art. Elle rassemble des artistes dont la réflexion et les œuvres portent sur l’exploration d’espaces intégrant diversement l’architecture et le paysage. Les recherches plastiques et conceptuelles de Lucien den Arend, Claus Bury, Magdalena Jetelova, Elise Morin et Vera Röhm ont également pour point commun de s’exprimer à travers un langage minimal et sobre, et pour la plupart d’être liées à la compréhension des sites qu’ils investissent ou dont ils s’inspirent. Invitant le visiteur à se livrer à un exercice du regard et parfois aussi à un engagement physique réel, les œuvres exposées, qu’il s’agisse de maquettes, de constructions, de photographies d’interventions dans des environnements urbains ou naturels, se situent à la frontière du Minimalisme, du Land Art et de l’Art Conceptuel.
Souvent monumentales, les interventions de Claus Bury dans l’espace public convoquent l’esprit de géométrie avec une dimension architecturale très affirmée. Véritables constructions, elles sont conçues à partir de systèmes mathématiques comme la suite de Fibonacci ou relèvent de systèmes fondamentalement structurels. Elaborées en fonction du site dans lequel elles s’inscrivent, elles répondent au désir de Claus Bury d’établir un dialogue entre le lieu, l’espace, l’œuvre et le spectateur. En effet, une œuvre comme Arche de Bitterfeld sollicite pleinement ce dernier qui est invité à le parcourir physiquement. Toutefois, l’artiste se plaît à échapper à l’impératif de fonctionnalité de l’architecture. En effet, le spectateur peut se retrouver confronter à des éléments en trompe-l’œil comme des portes ou des escaliers qui ne mènent nulle part. Les réalisations de Claus Bury s’avèrent donc être des structures architecturales plus ambiguës qu’elles n’y paraissent, entraînant le spectateur dans une expérience riche et multiple où les frontières entre le réel et l’imaginaire sont parfois ténues. Cette dimension de l’imaginaire intervient encore plus fortement dans la série des maquettes en bois de l’artiste, Hochhausarchitektur (Skyscraper Architecture), qui se situent à la frontière de la sculpture et de l’architecture. Erigées sur de hauts socles, ces constructions élevées au rang de monument sont semblables à des métaphores architecturales à travers lesquelles l’artiste paraît exprimer sa vision du monde.
La manière dont Lucien den Arend appréhende l’espace naturel ou construit repose sur une compréhension juste et respectueuse du lieu. Plus que tout, comme il le précise, « la forme suit la façon la plus économique dont un concept est mis au point. (…). La forme ne peut dicter le moyen ». Une œuvre comme le Pieter Janszoon Saenredam project (1982-1985), qui appartient au genre du Land Art, montre avec quelle logique et cohérence Lucien den Arend systématise, ordonne les éléments de manière à intégrer d’emblée la question de l’espace. Si l’artiste témoigne dans plusieurs de ses interventions d’une prédilection pour les systèmes séquentiels du minimalisme, il peut également opter pour une dialectique plastique fondée sur l’asymétrie, comme en témoigne ses propositions pour l’autoroute S47 près de Dirksland (Orthogonal construction - Bridge and designs for Highway N215 around Dirksland and Middelharnis, 1984-1989). Cette réalisation, qui évoque les travaux de Lissitzky par la mise en place d’un espace géométrique et dé-hiérarchisé, vise à apporter de l’unité à un ensemble de constructions hétérogènes et segmentées. Lucien den Arend fait intervenir la couleur de manière concrète dans l’articulation des différentes composantes architectoniques, créant suivant l’emploi de couleurs vives ou de non couleurs, une impression d’extension, de contraction ou de neutralisation spatiale.
Les interrogations sur l’espace de Magdelena Jetelova nous plongent dans des univers qui paraissent déconnectés de toute géographie humaine. Les lieux photographiés par l’artiste se singularisent par leur immensité désertique, leur caractère désolé et le sentiment d’étrangeté qui en émane. Son intervention consiste à dérouler dans ces immensités arides ou paysages de l’entre-deux (sites industriels, voies ferrées) un long faisceau laser qui trace comme une ligne de démarcation. Avec sa série réalisée en Islande (Iceland project, 1992), Magdalena Jetelova met en scène la spatialité, la géographie, en même temps qu’elle souligne les particularités du terrain où elle intervient. En 1995, l’artiste s’est intéressée aux bunkers du Mur de l’Atlantique avec la série Atlantic Wall où le faisceau lumineux est remplacé par la projection de phrases tirées de l'ouvrage de Paul Virilio, Bunker Archéologie (1975). Ces éléments textuels modélisent la forme émergente du Bunker, en soulignent la force expressive en même temps qu’ils mêlent aux interrogations esthétiques de l’artiste sur l’espace une réflexion historique et politique. Le caractère particulièrement sombre des tirages photographiques de Jetelova, crée un sentiment romantique de l'espace immense, que l’on retrouve chez d’autres artistes du Land Art tels que Walter de Maria ou Michael Heizer.
Ce travail de Magdalena Jetelova présente certaines affinités avec La nuit est l’ombre de la terre de Vera Röhm, oeuvre illuminée qui associe l’architecture, la sculpture et l’écriture. De la base au sommet, cette tour de Babel est parcourue d’un slogan lumineux qui, répété dans diverses langues, nous enveloppe par son mouvement en spirale dans une traversée infinie. Dépourvue de toute distanciation psychique, La nuit est l’ombre de la terre aspire ainsi à établir une relation intime entre l’œuvre et le spectateur : des glissements s’opèrent entre le temps, l’espace, le visible et l’invisible, les mots et le silence, l’obscurité et la lumière. Il en résulte une véritable phénoménologie de la perception où les barrières entre perception physique et visuelle de l’œuvre sont amoindries. Cette réalisation est aussi dotée d’une dimension cosmique indéniable, présente dans plusieurs autres travaux de Vera Röhm qui s’est intéressée de près à l’astronomie, ou selon ses propres termes, à « cette obscure clarté qui tombe des étoiles », comme en témoigne son travail photographique autour de l’Observatoire de Jaipur (1995). Création majeure de Vera Röhm, Great Square (Oberfeld, 1980) s’attache également à matérialiser les liens reliant l’ordre géométrique à l’ordre cosmique : installés dans la nature à intervalles réguliers, les Ergänzungen (terme qui désigne des piliers de bois dont l’extrémité brisée se prolonge sous la forme d’un moulage en Plexiglas) établissent un trait d’union visuel entre la terre et le ciel, le matériel et l’immatériel, le fini et l’infini. Au sujet de ces œuvres d’un type très original, inaugurées en 1977 par Vera Röhm, Anca Arghir écrivait : « L’Ergänzung, marquée d’empreinte industrielle, jaillit dans l’espace architectural avec la volupté d’un corps plongeant dans l’eau de mer. Le concept de du « vitalisme » lancé par Herbert Read á l’usage de l’analyse de l’art contemporain, trouve ici sa place. » La transparence du Plexiglass exprime, en outre, le désir de fusion de l’être avec la nature, tandis que son alliance avec le bois, celui de marier le naturel et l’artificiel.
Une même dualité est à l’œuvre dans la réalisation de Elise Morin, Walden Raft (2015), pour qui la combinaison du bois et du verre acrylique permet de préserver la fonction protectrice de la cabane tout en optant pour la transparence. Cette architecture flottante, débouchant sur une redéfinition des rapports de l’homme à son environnement, revête avant tout une fonction symbolique formulée ainsi par l’artiste : « il ne s’agit donc pas d’habiter la cabane mais d’induire une relation spécifique au territoire dans lequel elle s’inscrit. Walden Raft est un non-lieu dont la position est sans cesse à réajuster. Ni bien public, ni propriété privée, ni tout à fait hors du monde, ni tout à fait intériorisée, elle est une aire intermédiaire, à la fois un point de guet, d’où on peut voir en acceptant d’être vu. » La transparence est aussi une composante importante de Sans titre (« murets », 2015) d’Elise Morin, oeuvre qui soulève différentes problématiques liées à l’histoire, à la mémoire et au temps. Cet objet architectural est construit à partir d’une brique qui sert de module à l’ensemble de la construction et résulte de l’agglomération d’ouvrages littéraires tels que « L’art de la guerre » de SunTzu ou « A la recherche du temps perdu » de Proust. À travers cette brique née de la destruction/recyclage de livres mais qui peut néanmoins servir à une forme de reconstruction, Elise Morin convoque le principe d’entropie pour «mettre en scène une véritable une crise de la mémoire » et « dessin(er) les contours d’une nouvelle esthétique de la ruine ». Comme elle le résume, « la mise en scène de la disparition d’un objet-symbole », témoigne d’une « dé-historicisation du temps que nous devons reconquérir ». Ainsi, chez Elise Morin, l’architecture sert d’outil analytique de compréhension d’un champ culturel élargi.
Les œuvres réunies dans « Présence Construite » touchent à la problématique architecturale et spatiale sur des modes très divers. Elles ont pour point commun de chercher à approfondir le comportement perceptif du visiteur, soit en instaurant un ordre géométrique et séquentiel, soit en l’impliquant physiquement, ou bien encore en créant un dispositif d’immersion. Le dialogue avec l’architecture, débouchant sur des formes d’expression originales, ouvre un espace de réflexion extrêmement fécond et ouvert qui touche tant à l’histoire, à la philosophie, qu’à l’astronomie et la littérature.
Domitille d’Orgeval