LE PRINCE. Bonjour, Conti. Que devenez-vous ? Comment va l'art ?
CONTI. Prince, l'art court après son pain.
LE PRINCE. Cela ne doit pas être, cela ne devrait pas être – en tout cas, pas dans mon petit Etat. – Encore faut-il que l'artiste travaille.
CONTI. Travailler ? C'est sa joie. Mais à trop travailler, il risque d'y laisser lé nom d'artiste. LE PRINCE. Non, pas trop. Je veux dire : beaucoup, sur peu de choses, mais avec zèle. – Du moins, vous ne venez pas les mains vides, Conti ?
CONTI. J'apporte le portrait que vous m'avez commandé, Monseigneur. Et j'en apporte encore un autre, que vous ne m'avez pas commandé, mais qui mérite d'être vu – LE PRINCE. Le premier, c'est? – Je puis à peine m'en souvenir –
CONTI. La comtesse Orsina.
LE PRINCE. C'est vrai ! – Seulement la commande date un peu.
CONTI. Nos belles dames ne sont pas tous les jours disposées à se laisser peindre. En trois mois la Comtesse ne s'est décidée à poser qu'une seule fois.
LE PRINCE. Où sont les toiles ?
CONTI. Dans l'antichambre : je vais les chercher.
LE PRINCE. Par Dieu ! Comme si on l'avait détachée de son miroir ! Les yeux toujours fixés sur le portrait. Oh ! vous le savez bien, Conti, la plus belle louange que l'on puisse faire à un artiste, c'est, devant son œuvre, d'oublier toute louange.
CONTI. Celle-ci me laisse, néanmoins, fort mécontent de moi.
– Et pourtant je suis, aussi, très content d'être mécontent de moi-même. – Ah ! que ne peignons-nous avec nos seuls yeux ! De l'œil au pinceau, par le détour du bras, tant se perd ! – Mais de le dire, de dire que je sais tout ce qui se perd, et comment cela se perd, et pourquoi cela ne peut pas ne pas se perdre ainsi, j'en suis fier et même plus fier que je ne le suis de tout ce que je n'ai pas laissé se perdre. C'est par là que je reconnais que je suis un grand peintre, alors que ma main, elle, ne l'est pas toujours. – Ou pensez-vous, Prince, que si, par malheur, Raphaël était né sans mains, il n'eût pas été le plus grand génie de la peinture ? Le pensez-vous, Prince ?
Gotthold Ephraim Lessing, Emilia Galotti (1774) Tragédie en cinq actes, texte français de Bernard Dort