L’art d’hier, l’art de demain
et quelques notes sur les deux
Les garagistes du bon vieux temps accrochaient au mur de leur atelier des calendriers Pirelli. Filles rapides et autos sexy… ils savaient ce qu’est la beauté, eux.
La Vénus de Willendorf, la Vénus de Milo, la Vénus à la fourrure1, successivement toujours plus sveltes et toujours moins enclines à enfanter, ne peuvent se passer de la beauté. La Vénus au bikini, dans la mythologie grecque, s’appelle Aphrodite. Pâris est grec, fils de Priam roi de Troie. C’est à lui que le dieu Hermès confie la tâche de prononcer le célèbre jugement. Héra, Athéna et Aphrodite sont de nobles rivales. Chacune s’efforce de gagner les faveurs de Pâris, voire même de le suborner. Héra lui promet le pouvoir, Athéna, la gloire ; il se décide pour Aphrodite. Elle promet le sexe avec la plus belle des femmes, avec la séduisante Hélène, reine de Sparte.
Certains amateurs considèrent Pâris comme le premier critique d’art. Il a élu et il a choisi la plus belle entre toutes. « Il me paraît incontestable que la notion de "beauté" prend racine dans l’excitation sexuelle et qu’elle signifie, à l’origine, ce qui est sexuellement stimulant (les stimuli). Elle est liée au fait qu’à vrai dire nous ne pouvons jamais percevoir comme belles les parties génitales, celles-là mêmes dont la vue provoque la plus forte excitation sexuelle2. » Vraiment ? Madame Freud était-elle difforme, là, en bas ? Ou lui, peut-être ? Le grand analyste n’explique rien, il constate.
Boy meets girl, ainsi commence l’histoire. Quand l’écriture et l’image se rencontrent, elles s’inspirent l’une de l’autre, se renforcent mutuellement, des mondes insoupçonnés se déploient. La fiction devient plus riche en nuances, plus colorée, elle gagne en contrastes. La non-fiction devient plus intelligible, plus claire, sans équivoque. Les images gagnent en force expressive, élargissent l’horizon, étoffent le propos.
Tout ce qui est écrit fait image pour nous. Nous parlons d’une image graphique, confuse ou harmonieuse, chaotique ou policée. De même, face à un texte imprimé ou gravé dans la pierre, nous parlons d’image graphique ; quant à la pictographie, c’est autre chose, les mots peuvent être brodés ou tapés à la machine, calligraphiés ou couchés sur le papier.
Dans le mot « lithographie », nous lisons deux mots : lithos (pierre) et graphie (écriture, dessin) – ce dernier terme désignant deux activités différentes que le vocabulaire ne sépare pas encore. Une synergie, l’action conjointe de substances et de facteurs qui mutuellement se renforcent, s’intensifient, ou qui même permettent de produire un certain résultat.
Si l’art n’était rien d’autre qu’une méthode expérimentale sur la table d’un laboratoire invisible visant à démontrer la beauté à travers un processus persévérant ou dans un instant de génie, nous aurions déjà fait un pas sur les traces de son mystère. Élèves ou maîtres, épigones ou avantgardistes, défenseurs de la réduction ou de l’accumulation, tous veulent attirer l’attention, plaire et convaincre, comme n’a jamais cessé de le faire tout naturellement la beauté.
Réellement, ceux qui ont bien plus à dire, à écrire, à présager que tous les autres sont les artistes non-conformistes, les art-brutistes. Outsiders, selftaughts, autodidactes curieusement souffrent de leur statut, ou plutôt de leur non-statut. Ils ne veulent pas rester en dehors, ils veulent être des insiders.
« La relation entre l’image et le texte va au-delà, ici, de celle d’une illustration accompagnant un texte : l’image est partie intégrante du texte, elle n’est intelligible qu’au sein du texte, de même que le texte n’est lisible que dans son rapport à l’image. Image et texte ne sont pas deux langages interchangeables, mais ils ne peuvent produire du sens qu’en tant que deux systèmes de signes distincts et reliés. Le sens émerge, justement, de l’union de ces deux médiums3. » Cette citation date du siècle dernier, elle devrait désormais être intemporelle.
Écrire ou dessiner. Assis sur une chaise en fer, au jardin du Luxembourg, j’écris, je note des choses dans un carnet, sur un bloc-notes pour esquisses, au format in-folio par exemple : tout le monde respecte cela, ou bien on passe inaperçu. Mais si je fais des esquisses ou si je dessine dans ce même carnet, mon geste attire les regards. Des passants s’arrêtent, jettent un coup d’oeil pardessus mon épaule, d’autres commentent ce qu’ils voient, donnent des conseils. Si je dessine un poisson ou une casserole, d’aucuns seront contrariés ; j’ai fait cette expérience. Ce qui est imprimé, bien sûr, mais aussi l’acte de dessiner, est une chose publique, écrire ne l’est pas. Getting old sucks (Leon Golub). Sur une grande toile de 1998, on voit une lionne grandeur nature allongée, elle grogne ou elle baille. Il se trouve que la bête féroce tient, à son insu, une pancarte entre les pattes et fixe le spectateur : Getting old sucks, « Vieillir ça pompe », lit-on sur la pancarte. Leon est le lion, il avait soixante-seize ans lorsqu’il peignit ce tableau et il allait vivre six ans de plus. Ce tableau est probablement plus qu’un autoportrait, il est peut-être un testament, suggéré par l’inscription.
Écriture et image, dans la publicité, dans la presse, cette symbiose va de soi, oui, elle est même le fondement de tout message, de toute mise en forme, sans quoi les médias ne pourraient être aussi agissants. Il en va ainsi des enluminures ; là aussi l’interaction des deux moyens d’expression, image (ornementation, lettrines, miniatures) et texte, est indispensable, elle définit le livre d’heures, tout comme la bande dessinée, l’encyclopédie, le livre pour enfants. Les arts plastiques seraient-ils à ce point « adultes » pour que les textes dans l’image soient une exception réclamant un commentaire ? La question semble justifiée.
En Occident, nous lisons de gauche à droite, de haut en bas, pour prendre connaissance d’un texte et l’assimiler. Un déroulement dans la durée est nécessaire. L’image, elle, nous pouvons l’appréhender d’un simple coup d’oeil, dans une immédiateté. Une fois notre intérêt éveillé, nous dirigeons notre regard sur les détails, sur l’impression globale, sur la résonance de l’ensemble. Le regard se promène sur l’image depuis le centre vers les bords et inversement. La forme et la couleur déterminent le tempo et l’enchaînement, peut-être aussi un programme narratif – inexistant s’il s’agit d’un tableau abstrait.
Deux types de réception, donc, où le message n’est pas toujours amplifié, explicité, enrichi. La synergie peut aussi bien se retourner en opposition ou déboucher sur une annulation réciproque ; ainsi, René Magritte peint une pipe et écrit sous le motif : « Ceci n’est pas une pipe ». Il propose là une image moins belle, mais son message a toute sa pertinence, c’est même un exemple qui témoigne de son humour surréaliste.
Observation : une taupe morte dessinée par Odilon Redon est à n’en pas douter mille fois plus belle que Miss Univers peinte à l’huile par le pape en personne.
Horst Haack
1. Venus im Pelz, titre d’une nouvelle de Leopold Sacher-Masoch, Cotta, Stuttgart, 1870.
2. Sigmund Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie. Die sexuellen Abirrungen, Fischer Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1905.
3. Werner Spies, dans Max Ernst – Collagen, Inventar und Widerspruch, DuMont Verlag, Cologne, 1974.