Notes sur la beauté,
son contraire et la création des deux
Ce que nous savons avec certitude concernant la beauté : elle agit, même physiquement. Elle fait battre plus haut le coeur, fait taire pour un moment le bavardage cérébral. Quant à savoir comment on la produit, cela restera sans doute à jamais un inexplicable mystère.
« Au début était le Verbe », affirme l’apôtre Jean au tout début de son Évangile. Pendant plus de mille ans et jusqu’à la Renaissance, les artistes ont traduit les récits de la Bible en images, et ce presque exclusivement en suivant la volonté et le pain des Pères de l’Église et des papes. Des fresques gigantesques comme la Genèse ou le Jugement dernier de Michel-Ange au Vatican sont des exemples grandioses de cet art de commande. Les mosaïques, vitraux, gobelins, retables, peintures de chevalet, mais aussi les splendides et filigranes miniatures des manuscrits ont toujours été le forum où la parole et l’image s’approfondissaient et s’enrichissaient mutuellement en se fondant dans une authentique symbiose. Des bibles des pauvres par milliers, créées pour les croyants qui ne savaient pas lire, communiquent et répandent le message chrétien. Aux siècles suivants, une coopération similaire entre l’écrit et l’image célèbre sa réussite dans les livres de tournois, les livres d’heures, les flores et les faunes, les études d’anatomie (Léonard, Dürer), l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Aujourd’hui, nous assistons quotidiennement à la collaboration entre le texte et l’image sans en prendre vraiment conscience. Le texte et l’image ont pratiquement formé un médium, un « langage visuel ». Publicité, presse, couvertures de livres, télévision, Internet, roman graphique, bande dessinée, roman-photo, en sont d’omniprésents exemples.
Concernant la beauté du visage, de savants mesureurs affirment qu’il existe une certaine proportion dorée. Ils disent que l’écart vertical entre les yeux et la bouche correspond à 36 % de la longueur du visage et l’écart horizontal entre les yeux à 46 % de la largeur du visage. Ce rapport correspondrait à la proportion idéale, harmonique. Des peintres comme Modigliani, Picasso ou Francis Bacon ont bien sûr été d’un autre avis. Ce sont toujours des hommes qui ont cherché à cerner la beauté par des lois, et ce qu’on a mesuré a toujours été le corps féminin d’une femme. Régulièrement, d’Albrecht Dürer (Traité des proportions du corps humain en quatre livres) à la plus belle femme du monde, « Miss Univers », ce sont des hommes qui ont appliqué le mètre ruban aux hanches, à la taille, à la poitrine. À ce jour, ni les esthètes, ni les experts en beauté n’ont pu séparer l’idéal de beauté des proportions du corps féminin. D’un autre côté, il existe des motards qui trouvent qu’une Harley-Davidson est le plus bel objet du monde et qui sauront très bien vous expliquer pourquoi.
Quatre-vingt-dix – soixante – quatre-vingt-dix, telle a été pendant des décennies la formule magique des reines de beauté à Hollywood, où l’on s’y connaît en matière de beauté, où la beauté est la base d’un fonctionnement efficace dans les rouages de l’usine à rêves. Quatre-vingt-dix, soixante, quatre-vingt-dix centimètres, c’est ce qu’étaient autorisées à mesurer les parties corporelles, jamais l’inverse. Une fois ces mensurations présentes, les stars étaient photographiées et diffusées par milliers. Photographiées, pas peintes, car depuis l’invention, le perfectionnement et la diffusion de la photographie, la peinture trébuche, bafouille, titube inéluctablement vers sa fin.
Elle est trop lente, trop compliquée à mettre en oeuvre pour notre époque. Parmi les formes d’art et les techniques qui, avec le savoir-faire, les connaissances, outils et matériaux qui leur correspondent, sont aujourd’hui désapprises, oubliées, éteintes, comptent notamment, à de très rares maîtres près (remote masters), la peinture de vases, la mosaïque, la fresque, la tapisserie, la peinture sur verre, l’enluminure, l’intarsia et le portrait miniature. Ces techniques ne sont plus guère enseignées ni pratiquées, et l’amateur d’art et le marché de l’art n’en ressentent aucun manque. La perte du métier régulièrement démontrée, le savoir-faire grossier, c’est-à-dire l’absence de savoir-faire, sont preuves de modernité et d’actualité créative. Transfigurée en style, une malicieuse distorsion des formes données par la nature suit les règles d’un canon moderne (Bad Painting). Des mots comme académie ou académisme sont devenus des insultes. Peu après son invention, la photographie a commencé à imiter la peinture (composition, atmosphère et autres contours adoucis). Inversement, les peintres ont ensuite pris pour modèles des photographies, ces emprunts étant souvent maquillés, estompés, honteusement cachés. Le « copiage » ne correspondait pas à la déontologie de la profession. Il faudra attendre le photoréalisme américain pour voir un mouvement affirmer sans gêne l’origine de ses motifs et modèles. Il ne fait aucun doute que la photographie et le cinéma et la vidéo et l’Internet, et avec eux les concepts qui les théorisent, seront un jour dépassés, oubliés, nécrosés. Ils seront remplacés par des formes d’art, des modes de production et des techniques de réception qui échappent à notre imagination, mais qui ne manqueront pas de fasciner des générations futures et les pousseront à chercher le beau et le vrai et leur sens. Tout au long de ce voyage, les historiens sauront rendre compte de tant et tant d’avancées, de pas en arrière ou de côté. Voici quelques semaines, je tenais entre les mains un carton d’exposition : « Baby Art ». L’illustration montrait un barbouillage de couleur assez proche d’une peinture de Cy Twombly ou du célèbre chimpanzé peintre du zoo, et cela avec un naturel, une authenticité et une spontanéité absolus. Les artistes qui renoncent au pinceau, aux couleurs, à la toile ou même à l’appareil photo ont inventé l’art conceptuel, des oeuvres d’art rigoureusement spirituelles existant exclusivement dans l’imagination. Ces artistes décrivent dans une sorte de mode d’emploi les structures, motifs et effets de leurs oeuvres. On ne peut guère concevoir de forme plus cohérente de la composition textuelle et visuelle. Elle rappelle l’exigence de Theodor W. Adorno, pour qui l’expérience musicale idéale résidait dans la lecture de la partition, sans perturbation liée à une représentation, sans avoir à supporter ni son ni bruit ni fausse note.
Pour son centième anniversaire, le peintre K. O . Götz, atteint de cécité à un âge avancé, s’était vu organiser une rétrospective à la Nationalgalerie à Berlin. Quand on lui demanda comment il se sentait très généralement, il répondit « tout à fait bien », et que bien sûr il peignait encore chaque jour, quoi qu’il advienne, chaque jour. Quand on lui rappela qu’il était quand même aveugle, sa réponse spontanée fut « bien sûr, mais vous savez, j’ai toujours peint les yeux fermés ».
Non, le travail des peintres n’est pas de représenter des objets situés hors de leur tête. Le peintre veut inventer des réalités. « Rendre visible l’invisible. » C’est ce qu’un Paul Klee recherchait déjà voici cent ans. À l’époque comme aujourd’hui, et sans doute aussi demain, la vérité suivante conserve toute sa validité : qui est capable de l’expliquer ne parle pas de la beauté et pas non plus de l’art.
Horst Haack