Humanimalismes
La convocation artistique de l’animal, de plus en plus intense dans le champ de l’art postmoderne, a une raison d’être « identifiante » : l’animal, à sa façon particulière, porte un peu de notre mystère d’humain, « son-corps », en une proportion délicate à établir, est « mon-corps ». Le « devenir animal » (Gilles Deleuze), selon une logique anti-cartésienne, évolue en un « devenir humain ».
L’humain, lui aussi, est un « animal ». Il dérive biologiquement du même rameau que le chien ou, en amont, que la méduse, très vieille ancêtre, au gré des accidents naturels, du « hasard » et de la « nécessité » de l’évolution, ont pu dire les biologistes François Jacob et Jacques Monod. « L’animal que donc je suis », admettait le philosophe Jacques Derrida. Comment oublier que les premières sépultures humaines cumulent ossements humains et animaux ? Que la domestication graduelle des animaux a permis et accéléré, par l’apport d’énergie qu’elle autorise, l’évolution matérielle des hommes ? Qu’il nous est arrivé à nous, humains, de nous comporter comme des « animaux », en reproduisant sans égard pour notre prochain le principe du Struggle for Life darwiniste : c’est là la thèse d’un Giorgio Agamben lorsque, évoquant les régimes totalitaires du XXe siècle, et le principe du droit du plus fort qui y prévaut, le philosophe italien décèle en ceux-ci une phase sans précédent d’« animalisation de l’humanisation » (Giorgio Agamben, Homo Sacer) ?
Une large part de notre potentiel affectif, loin de se diriger vers les humains, se destine aux animaux de compagnie, des zoos ou des réserves naturelles. L’artiste qui réquisitionne à son profit la figure de l’« animal » pour y mélanger sa propre figure d'être humain fait acte, de façon consentie, d'"humanimalité" (Michel Surya). Convoquant l'animalité, c’est aussi la pars animalis de lui-même qu’il fait remonter jusqu’à l’œuvre – en espérant que plus de sens soit donné, par le truchement de l’animal, à ce qu’il est. La stratégie humanimaliste de l'« animal-pour-l’art » est cognitive. Car « mon-corps » ne supporte pas de ne pas se connaître, de devoir supporter trop de doute. Animal, aide-moi à moins me méconnaître.
Paul Ardenne