Épaisseur du temps / photographique
Les pratiques photographiques en s’articulant autour des notions d’instant, de durée, de répétition ou encore de flux, interrogent visiblement la question d’une temporalité spécifique à ce médium. La photographie offre l’illusion d’un temps suspendu et a participé aussi à celui d’un rêve d’éternité. Avec la photographie, il s’établit un nouvel espace-temps, interstitiel et neutre, « hors-temps » ritualisé, comme si le moment même de la prise de vue était déjà un moment hors du réel.
Est-ce que le temps pourrait être un moment continu qui enchainerait des instants ? Une suite d’instants discontinue ? Peut-être, aujourd’hui, nous ne cherchons plus à capter des instants privilégiés, ceux qui nous paraissent gorgés de sens, avec un peu trop d’évidence, mais plutôt des occasions aux apparences insignifiantes qui déplacent les enjeux temporels de la photographie pour souligner autre chose, l’organisation même de cette temporalité. Et ce sont précisément ces déplacements du temps et du sens qui vont nous intéresser pour cette exposition.
Nous venons tous, dans ce moment inattendu et tendu, menacé par l’invisible, de faire l’expérience du temps ou en tout cas d’un temps bouleversé et suspendu. Il a fallu nous ré-approprier une temporalité complètement désorganisée, et se réinventer face au chaos. Le temps de réfléchir nous était alors donné, celui de voir venir, d’imaginer, de regarder ce temps, de l’envisager aussi et d’en mesurer toute l’épaisseur et le poids. Ce temps tellement contraint, rétréci dans l’espace, presque insupportable, nous a laissé pressentir une possibilité de le vivre différemment et infiniment. À la fois enfermé et complètement libre. Ce fut un choc intime. Cette expérience temporelle, très personnelle, a donné à chacun un surplus de sens qui lui fera appréhender cette exposition, l’épaisseur du temps / photographique, avec une sensibilité toute particulière.
Le temps a pris de l’épaisseur, car le temps nécessaire à la photographie nous a poussés à tendre de plus en plus vers l’instant, puis vers l’instant de plus en plus court puis vers l’immédiateté. De fait, le temps ainsi raccourci a dû prendre de l’épaisseur et aussi de l’espace. Au lieu de s’étaler dans une continuité fluide et une durée qui n’existe plus, la photographie s’est mise à travailler dans les profondeurs de l’image. À l’image de notre rapport à la société qui a changé, lui aussi, de temporalité. C’est donc cette épaisseur du temps et de l’espace qui nous est désormais donné à voir comme matérialité temporelle photographique et non plus l’arrêt de l’instant comme preuve d’un “ça a été“(1). En ce sens, le rapport au réel de la photographie est une nouvelle fois mis à mal. La photographie qui n’est que surface donne au temps toute son épaisseur. Et même si ce temps ne cesse de se déplacer, de bouger, nous l’habitons en profondeur. Il ne s’agit pas de lui trouver une identité ou une définition, il est celui qu’on habite, celui dont on parle, il est nôtre. « Il y a un style temporel du monde et le temps demeure le même parce que le passé est un ancien avenir et un présent récent, le présent un passé prochain et un avenir récent, l’avenir enfin un présent et même un passé à venir, c’est-à-dire parce que chaque dimension du temps est traitée ou visée comme autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire enfin parce qu’il y a au cœur du temps un regard ».(2) Pour Merleau-Ponty, c’est un regard de l’intérieur qui nous fait prendre conscience du temps et de sa temporalité.
Les artistes, qui font cette exposition, “Épaisseur du temps / photographique“ explorent et expérimentent les limites de la photographie, mais aussi ce rapport spécifique au temps. Ils creusent la surface et travaillent aussi l’idée même de ce qui fait image. Ils vont nous introduire chacun, de par leurs différents regards, à la réalité d’un temps, celui qu’on dit photographique, dans sa densité et son épaisseur. Il se produit une transformation du regard où le présent nous apparaît alors en vérité comme la seule réalité temporelle qui nous appartienne en propre.
Ces douze artistes sont Carolle Benitah qui cherche dans l’épaisseur du souvenir comment l’enrichir et se le réapproprier. Julien Benard, il nous restitue une chorégraphie de l’épaisseur d’un monde de la bureautique autour d’un instrument de reproduction. Katrien de Blauwer réfléchit et retravaille l‘épaisseur de l’imagerie de la femme occidentale. Juliana Borinski nous projette dans l’épaisseur de la matière photographique, celle des strates, de l’infiniment précis et petit. Gaëlle Choisne transpose la surface de l’image vers l’épaisseur du sens et de ses origines. Oleg Dou, paradoxalement, explore l’épaisseur du futur et d’une possible mutation. Gabriela Morawetz déroule l’épaisseur du temps sous la forme d’un monumental film 24X36 argentique qui se dévide sous nos yeux. Catherine Rebois soulève dans la déconstruction du temps l’épaisseur d’une quête, peut être identitaire. Sophie Ristelhueber poursuit une recherche sur l’épaisseur du territoire et de la trace, celle de l’homme. Georges Rousse entre dans l’épaisseur de la matière, il restitue des perspectives et organise une mise en mémoire Danila Tkachenko nous donne à voir une épaisseur de l’histoire et des reliques d’un passé. Corinne Vionnet explore le sens de l’épaisseur du même et une certaine frénésie contemporaine de l’utilisation de l’image.
Le temps serait donc principalement subjectif, car il n’existe que dans nos esprits et il caractérise en fait le manque constitutif de notre condition humaine, ce qui nous échappe en permanence. Le temps est humain et le temps n’est rien en soi hors de l’homme et de sa perception des choses. Il est seulement propre au rapport qu’entretient l’homme avec le monde. C’est en cela qu’il intéresse l’artiste tout comme l’illusion que donne la photographie de le maitriser. D’autant plus que le temps s’oppose à l’idée d’éternité.
Dès que nous tentons de penser ce qu’est le temps, le temps se sauve et nous déborde. Le temps peut-être n’existe pas. Et si, justement, le temps n’était composé que d’inexistence. C’est peut-être la question que soulève cette exposition associée à la notion de photographique. Le temps nous interpelle dans toute son épaisseur.
Paris, le 8 mars 2020.
Catherine Rebois
(1) Roland Barthe, La chambre Claire, Gallimard, 1980
(2) Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Tel-Gallimard, 1945, p. 483.